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Date de création : 03.02.2011
Dernière mise à jour : 08.10.2011
58 articles


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TISSEUSE DE REVES

Publié le 18/05/2011 à 16:23 par ldv

Il existe une face cachée du Maroc. Une autre face que ne voit pas toujours le touriste occidental. A Fez, vivaitYamina, aînée de cinq frères et deux sœurs. Elle venait de fêter ses dix ans, lorsque son père mourut, écrasé par la moissonneuse-batteuse qu’il conduisait.  Plus question désormais pour elle de perdre son temps à jouer avec les plus jeunes  ou de traînasser avec ses frères dans les ruelles de la Casbah; il fallait qu’elle rapporte des sous à la maison.

La mère, elle, entreprit de laver, de repasser chez elle, le linge des touristes de passage ou des gens des alentours.

Mais ces nouvelles dispositions s’avérèrent insuffisantes pour subvenir aux besoins de toute sa nichée. Sur les conseils d’un oncle,  la veuve confia son aînée au plus important tisserand de la ville, Si Amrouche, connu pour être un bon musulman accomplissant ses cinq prières journalières.

Le départ de Yamina fut un choc pour sa mère, ses  frères et ses sœurs. Celle-ci ne trouvait pas des mots de consolation assez forts pour traduire toute l’émotion qui les submergeait à l’instant des adieux,  : « C’est le cœur gros, tu sais, qu’on te laisse partir ; mais au moins, Yamina chérie, tu apprendras là-bas  un métier qui  rapportera des dirhams à la maison et te constituera  ta dot pour le jour où tu  te marieras.…  » Les larmes inondaient tous les visages.

Cest sous les ordres de Chérifa, sa chef d’atelier, belle-sœur du patron, surnommé la « cafteuse », que la gamine se forma au difficile  apprentissage de tisseuse. Après de longs mois, elle acquit habileté, rapidité, concentration, exigées de chacune des « petites mains » embauchées par le sévère Si Amrouche.

Le métier entrait, mais meurtrissait son corps et déformait ses longs doigts fuselés ; les insultes et les coups de navettes pleuvaient en rafales. A hurler ! Cette violence, à force, fit perdre à Yamina, son sourire et son insouciance d’autrefois, qui illuminaient son fin visage.

Du matin au soir, juchées sur de hauts tabourets, les jeunes pensionnaires, rivées à leur métier à tisser exécutaient de complexes chorégraphies. Les navettes aux fils multicolores se changeaient en superbes tapis berbères scintillant de couleurs et très prisés à l’étranger. Les fils se croisaient, se décroisaient, sans jamais s’emmêler. Sinon, gare… Yamina subissait ces cadences infernales sans broncher, avec  juste dans l’estomac une louchée de chorba, accompagnée d’une timbale de semoule.

Que l’une d’elles s’avise à tomber malade et abandonne son poste de travail, aussitôt c’était le renvoi .Les candidates ne manquaient pas ; elles se bousculaient même, pour prendre la place laissée vacante !

Le tisserand avait confié la direction de l’atelier à sa belle-sœur, tandis que lui-même allait et venait dans la vaste salle encombrée d’une quantité innombrable de tapis roulés et déroulés, de toutes dimensions, des plus communs aux plus précieux. En commerçant avisé, il s’était entendu avec les tours - opérators pour inclure dans leurs circuits le détour obligé par son entreprise de tapis ; ce qui avait eu pour effet de doper considérablement ses ventes.

L’accueil des touristes, à la descente du car, s’accompagnait de la rituelle tasse de thé à la menthe, servie par Si Amrouche en personne ; celle-ci  transformait le moindre curieux en acheteur potentiel, qui repartait souvent un tapis sous le bras ou se faisait livrer, s’il le souhaitait, directement chez lui.

Tout sourire, tout miel, le patron s’agitait, se mettait en quatre pour satisfaire ses hôtes de passage. Il aimait jouer les moniteurs, toujours prêt à donner toutes les explications, à répondre aux questions concernant les différentes étapes du tissage. A l’issue de son exposé, Si Amrouche les invitait à prendre des photos ou à filmer ses petites pensionnaires ; il était pour elles, prétendait-il, «  un second père ».

Après son numéro bien rodé, il disparaissait et Chérifa-la-cafteuse, entrait en scène pour réclamer  l’obole « pour les filles », en massant le pouce avec l’index  qu’elle s’empressait d’empocher au sortir des porte-monnaie apitoyés.

Depuis qu’elle dirigeait l’atelier, la belle-soeur de Si Amrouche,  s’était constituée un coquet magot, dont aucune fille n’avait jamais vu la couleur, ni même senti l’odeur ! Pas partageuse, la chef !

Et les cars de tourisme déversaient, jour après jour, de nouvelles fournées de touristes, sous l’oeil réjoui du patron.

« Les petites mains aux doigts d’or »,   n’avaient guère le temps de  lever la tête, concentrées qu’elles étaient sur leur ouvrage. Elles  reproduisaient sur le métier à tisser les losanges, étoiles, serpents, ces symboles berbères, décalqués des feuilles de papier cristal.

Au soir, quand le travail prenait fin et que cessait le cliquetis des navettes, les pensionnaires dégringolaient de leurs tabourets et couraient se rafraîchir et avaler une fumante chorba à la cuisine. Yamina, chaque fois bonne dernière, mettait un point d’honneur à dissimuler sa tapisserie sous un voile. Sonia, son amie, un jour s’en étonna : « C’est bizarre, tu es la seule à faire ça. Pourquoi ?   « Hé bien, comme ça, la nuit, l’âme de ma tapisserie ne s’échappera pas!  ».

Yamina, après ses huit heures de travail, doit encore donner la main aux autres pour décharger les lourds écheveaux de fils qui alimenteront les machines le lendemain.

Recrue de fatigue, elle s’affale à même les tapis empilés dans l’atelier, contre son amie Sonia.

Dans l’obscurité, les filles chuchotent un moment,  s’échangent des potins, se racontent leurs rêves, leurs espoirs…Soudains les conciliabules s’éteignent quand apparaît Cherifa-la-cafteuse, qui fait sa ronde de nuit

Yamina ne s’est pas fait d’autres amies ; c’est qu’entre elles, s’est établie une animosité, faite de jalousies et entretenue par Chérifa.     Elle « tient » ainsi ses jeunes employées sous sa coupe, à sa merci.

Un jour, l’incroyable nouvelle à laquelle elles ne s’attendaient plus, éclata, se propagea, fit le tour de l’atelier : « Connais-tu la nouvelle ? Connais-tu la nouvelle : Chérifa nous quitte ! Chérifa se marie ! Non ? Pas une seule tisseuse n’osait y croire ; jusqu’à ce qu’elle l’annonce, elle-même ;  la jette à la figure, telle un défi. Elle se rengorgea comme une poule qui aurait avalé son jabot : « Les filles, je me marie! Comme ça, je n’aurai plus jamais à vous supporter ! » Mentalement, toutes reprirent en choeur : « Nous non plus ! ».

N’empêche, il était temps pour Chérifa, à quarante ans bien sonnés ! Un touriste, le touriste-cible, en mal d’exotisme, pas trop difficile à contenter, se laissa séduire par un tapis berbère. On lui fourgua, en prime, le cœur de Chérifa qui rêvait, elle, d’Occident !

Trois ans ont passé. Yamina trime et trame chez Si Amrouche. La nouvelle, remplaçante de Cherifa la surpasse en cruauté ; au point que les anciennes la regrettent, parfois. Et, comme un malheur ne vient jamais seul, Sonia, sa seule amie, l’a quittée ; son oncle est venu, un jour, la chercher.

Yamina n’en peut plus. La perspective de donner sa sueur et ses larmes, des années encore, à un patron sans cœur et sans scrupules, lui glace les sangs.

Une nuit d’insomnie, elle convoqua son bon génie : il lui murmura à l’oreille :          « Retourne à l’atelier, soulève le voile qui cache ta tapisserie et attends mes instructions. La voix se veut impérieuse mais douce à la fois : Yamina telle une somnambule, obéit.

Elle étouffa un cri de surprise et d’effroi : les motifs de sa tapisserie presque achevée étaient effacés ! Disparus ! La tapisserie à laquelle elle avait consacré tant de peine, de sueur, tant d’heures de travail, n’était plus qu’un vaste rectangle blanc et vide. Elle semblait au bord de la folie, accablée par un immense désespoir… lorsqu’apparut, dans la trame de sa tapisserie, un  merveilleux paysage  aux vertes collines, au pied desquelles serpentait une rivière argentée. Sur ses bords,  un tapis de fleurs aux essences rares et aux couleurs infinies poussait ; une variété d’arbres se dressaient, dont les branches,  perchoirs aux oiseaux,  résonnaient de leurs mille gazouillis et chants…

« Mais c’est… le paradis ! », s’exclama Yamina, enthousiaste, au bord de l’extase.

« Ne crois-tu pas que c’est justice, après toutes ces épreuves que tu as subies ? », répondit son bon génie.

Et d’un coup de  baguette magique, Yamina fut projetée dans le paysage enchanté qu’elle inventait à longueur d’années pour autrui. Jamais pour elle.

Il ajouta : « Ta voie n’est pas tracée à l’avance ; mais tu es libre à présent ; à toi de tracer ton chemin dans la lumière et d’en définir les contours.

Va mon enfant, que Dieu soit avec toi !

Ainsi fut fait.